Kira se figea devant la porte, comme ancrée au sol. La clé dans la serrure lui brûlait la paume, telle une écharde enfoncée sous la peau. Des bruits s’échappaient de l’appartement, tous annonçant la même chose : on s’y installait sans ménagement. Et cette voix… bien sûr c’était celle de sa belle‑mère. Qui d’autre ?
— Yurichka chérie, rapproche le canapé ici. Et cette armoire – mais quel genre de fantaisie est-ce ? Jette‑la dehors, on gagnera tout de suite en espace ! — ordonna Tatiana Vasilievna, empesée dans son rôle de cheffe de chantier de luxe.
Kira tourna la clé à petits coups, pour ne pas trahir son arrivée. Dans le couloir s’entassaient valises éventrées, sacs à moitié vidés, tissus chiffonnés, jusqu’à des valenki abandonnés. Dans le salon, sa belle‑mère distribuait les tâches à deux déménageurs médusés, tandis que Yuri hochait la tête, robotisé.
— C’est quoi tout ce cirque avec les meubles ? demanda Kira d’une voix glaciale, campée dans l’embrasure de la porte, comme si elle venait de surprendre un sacrilège.
— Oh, ma petite Kirochka, tu rentres enfin ! s’exclama Tatiana Vasilievna en applaudissant avec emphase. — On s’offre juste un petit lifting d’intérieur, rien de grave !
— Quel “intérieur” ? lança Kira en se tournant vers Yuri. — Yura, tu n’es pas sérieux ? Explique-moi ce qui se passe.
— Eh bien… on traverse une passe difficile… bredouilla Yuri, penaud, comme un écolier pris la main dans le sac. — Maman a besoin d’un toit pour un moment. Rien de définitif.
— Un “moment” ? répéta Kira en battant en retraite. — C’est quoi le délai ? Une journée ? Une semaine ? Tu prévois de me lâcher un “six mois” surprise ?
— Allez, Kira, pas d’exagération ! intervint Tatiana Vasilievna en balayant l’air d’un revers de main. — Peut‑être trois mois, quatre grand maximum. Le temps que je me retape. Tu as tant d’espace ! Je ferai gaffe, promis.
— “Faire gaffe” ? ricana Kira en laissant tomber son sac à main. — Et moi, on m’a consultée ? Suis‑je devenue le simple décor de votre petite comédie familiale ?
La belle‑mère soupira avec théâtralité, une main sur le cœur. — Et où veux‑tu que j’aille ? Dormir dans la rue ?
— C’est ma mère ! répliqua Yuri en fronçant les sourcils. — Tu ne peux pas t’opposer à ta belle‑mère !
— Je me bats contre vos décisions unilatérales ! cracha Kira. — Cet appartement, c’est le mien ! J’y vivais avant même qu’on se marie, et je refuserai de tolérer qu’on y vienne chambouler mon style.
— Justement, avant le mariage, rétorqua Tatiana Vasilievna en croisant les bras. — Maintenant, c’est une affaire de famille : un fils a le droit d’accueillir sa mère, surtout quand elle traverse une épreuve.
Kira grinça des dents, pivota sur elle‑même et claqua la porte du bureau avec une telle violence que sa belle‑mère sursauta.
Pendant plusieurs jours, Kira se mura dans un silence méditatif, comme un yogi stoïque. Au bout d’une semaine, il lui apparut clairement que cet “hébergement temporaire” n’en était pas un : la visiteuse avait débarqué avec ses valises, son règlement intérieur et un manuel intitulé « Comment remodeler la vie d’autrui selon mes goûts ».
Le salon fut redécoré, les meubles déplacés, les placards vidés et balayés, tout objet jugé “hors de saison” jeté sans ménagement.
— Ce vase… c’était le dernier cadeau de ma mère avant son décès ! sanglota Kira, une main crispée sur un sac de morceaux brisés.
— Un vulgaire bibelot ! balaya Tatiana Vasilievna du revers de la main. — Il ne faisait qu’amasser la poussière ; j’ai remplacé par un modèle moderne, épuré. Sois reconnaissante !
À la fin de la deuxième semaine, Kira avait l’impression d’être prisonnière chez elle, soumise à des interrogatoires et à des contrôles incessants.
— Encore en retard ? la prit‑elle en flagrant délit de carrière, ses lunettes d’inspectrice rivées sur le nez. — Yuri a besoin de manger à heure fixe, pas d’attendre que tu termines tes réunions.
— Je vous ai prévenus ! On travaille sur un projet urgent ! ricana Kira, sans même ôter son manteau.
— À notre époque, les épouses étaient à la maison à dix‑huit heures : potages, compotes… soupira la belle‑mère. — Mais aujourd’hui, chacun veut être “business‑woman” !
Un mois passa. Kira se réveilla un matin avec la douloureuse vérité : elle n’était plus la maîtresse des lieux, mais l’invitée permanente d’un reality‑show familial.
Ce soir‑là, elle retrouva Yuri dans la cuisine, affalé sur une chaise, engloutissant son sandwich comme si rien n’avait changé.
— Il faut qu’on parle, dit‑elle d’une voix ferme mais contenue.
— Encore ? répliqua‑t‑il sans lever les yeux.
— De ta mère. Ça fait un mois qu’elle squatte chez nous ; quand compte‑t‑elle partir ?
— Pas tout de suite… elle traverse une période difficile.
— Et moi ? m’explose‑t‑elle. — Moi, je fête, je vis ma vie, et je passe mes journées avec ta mère en pantoufles !
— Elle essaie simplement d’aider, Kira. Tu en fais tout un drame.
— Aider ? s’emporta‑t‑elle. — Elle a jeté mes affaires, détruit mon pull préféré ! Je le portais à la fac !
— Maman sait ce qu’elle fait. Tu devrais peut‑être l’écouter ?
— Tu te rends compte de ce que tu dis ? Il y a deux femmes ici, et je ne suis plus…
À cet instant, Tatiana Vasilievna entra, un chiffon à la main, l’air visiblement agacée.
— Encore une dispute ? lança‑t‑elle d’un ton aimable. — On dirait que tu cherches à remporter la médaille d’hystérie.
— Moi ? rétorqua Kira. — Vous, vous avez tout chamboulé !
— Dans “ton” appartement, oui. Mais n’oublie pas : tu es mariée.
— Je sais très bien ! Et si tu es si forte sur le papier, rappelle‑toi que cet appartement a été acheté avant notre mariage, avec l’argent de ma mère. Tout est légal.
— Et maintenant ? Tu veux me jeter dehors ? Comme une indigente ?
Kira le fixa en silence. Lui, mâchonnait son pain, impassible.
— Non, murmura‑t‑elle enfin. — Je pars. De cet appartement. De ce cirque. Avec mes affaires.
Kira resta immobile dans l’encadrement de la porte, comme si la gravité l’avait clouée au sol. La clef dans la serrure lui poignardait la paume, tel un éclat sous la peau. À l’intérieur, on devinait immédiatement l’installation sauvage : on s’emparait des lieux. Et cette voix… inévitablement celle de sa belle‑mère. Qui d’autre, après tout ?
« Yurichka, ma chérie, rapproche donc le canapé par ici ! Et cette armoire — mais où avait-on mis ça ? Jette‑la, on gagnera tout de suite de la place ! » tonnait Tatiana Vasilievna, triomphante, orchestrant le déménagement à la manière d’une générale en campagne.
D’un geste contrôlé, Kira tourna la clef, sans émettre le moindre grincement. Dans le couloir, des valises éventrées, des sacs déversés, des chiffons jonchaient le sol, jusqu’à une paire de valenki abandonnés. Dans le salon, Tatiana distribuait les tâches aux déménageurs, tandis que Yuri hocha la tête machinalement, tel un automate.
« C’est quoi ce manège avec les meubles ? » lança Kira d’une voix glaciale, plantée dans l’embrasure.
« Oh ! Ma petite Kirochka ! » s’exclama Tatiana en battant des mains. « Tu rentres ? On se fait juste un petit rafraîchissement de décor, rien de grave ! »
Kira pivota vers Yuri, les sourcils froncés. « Quel “décor” ? Yura, t’es sérieux ? Explique-moi ce qui se passe. »
Yuri baissa les yeux, mal à l’aise, l’air d’un enfant pris en faute. « Euh… on traverse une période délicate, ma mère et moi. Elle va rester quelque temps, le temps de… se remettre. »
« Quelque temps ? » répéta Kira, reculant d’un pas. « Combien ? Un jour ? Une semaine ? Tu vas me sortir un “six mois” surprise ? »
Tatiana haussa les épaules, narquoise. « Allons, Kira, pas besoin d’en faire tout un drame ! Trois mois, peut‑être quatre. Je ferai attention, promis ! »
Kira laissa tomber son sac à main sur le sol. « Faire attention ? Et moi, on m’a consultée ? Je suis devenue l’élément de décor de votre pièce de théâtre familiale ? »
La belle‑mère soupira, pince‑sans‑rire. « Et où veux‑tu que j’aille ? Sur le trottoir ? »
Yuri intervint, gêné. « C’est ma mère ! Tu ne peux pas reprocher à une femme d’accueillir sa propre mère. »
— Je reproche surtout que vous preniez vos décisions sans moi ! » répliqua Kira, furieuse. « Cet appartement, c’est le mien ! J’y vivais avant qu’on se marie, et je ne tolérerai pas qu’on vienne y bouleverser mon univers. »
Tatiana croisa les bras, hautaine. « Avant le mariage, certes ! Maintenant, c’est une affaire de famille : un fils a le droit d’héberger sa mère, surtout en période difficile ! »
Kira claqua la porte du bureau avec force, faisant sursauter sa belle‑mère. Les premiers jours, elle se mua dans un silence de méditation, bouclant ses émotions comme un moine zen. Mais dès la fin de la semaine, la réalité la frappa : sa belle‑mère n’avait jamais eu l’intention de rester “quelque temps”. Elle avait débarqué avec ses valises, son mode d’emploi pour “remanier la vie d’autrui à son image” et une armée de petites critiques.
Le salon fut redécoré, les placards vidés, les objets de style jugé “dépassé” jetés sans ménagement. Un matin, Kira découvrit un sac en plastique où reposait son vase fétiche, brisé en milliers d’éclats : « C’était le dernier cadeau de ma mère avant son décès ! » sanglota‑t‑elle, la voix tremblante.
Tatiana haussa les épaules : « Un vulgaire bibelot ! Il prenait la poussière — j’ai acheté un modèle plus moderne, sois reconnaissante ! »
À la fin de la deuxième semaine, Kira vivait en otage dans son propre foyer, soumise à des contrôles constants.
« Encore en retard ? » l’accueillait sa belle‑mère, lunettes au bout du nez. « Yuri a faim — les hommes doivent manger à heure fixe ! »
« On a un projet critique ! » cria Kira en passant, manteau à peine ôté.
« À notre époque, madame rentrait à six heures : potages et compotes ! » soupira Tatiana. « Aujourd’hui, tout le monde veut être une “femme d’affaires” ! »
Un mois s’écoula : Kira se réveilla avec la dure évidence : elle n’était plus la maîtresse des lieux, mais la captive d’un home staging à durée indéfinie. Au soir, elle surprit Yuri en train de grignoter un sandwich, impassible.
« Il faut qu’on parle, » lança‑t‑elle, le ton grave.
« Encore ? » maugréa‑t‑il, sans décrocher les yeux de son téléphone.
« De ta mère. Ça fait un mois qu’elle est là : quand compte‑t‑elle partir ? »
« Pas tout de suite… elle traverse une passe difficile. »
« Et moi ? » cracha Kira. « Pendant que je vis ma vie, je passe mes journées avec ta mère en pantoufles, à subir ses critiques ! »
Les disputes s’enchaînèrent : robe bleue retrouvée dans la poubelle, chaussures préférées disparues, trousse de maquillage envolée. Puis vint le coup de grâce : avant la paye, Kira ouvrit son compte bancaire : solde négatif.
« Yuri, tu as vidé notre compte ? » interrogea‑t‑elle, glaciale.
« Oui : Pasha, mon frère, avait besoin d’aide. Maman a dit que c’était normal d’aider la famille. »
« Mes économies ! » hurla Kira.
Tatiana intervint, magistrale : « Tout se partage dans une famille. Pasha remboursera, c’est certain. »
« Quand ? » répliqua Kira, la voix aiguë.
« Quand son affaire ira mieux ! » fit Tatiana d’un trait de main. Avant de proposer : « Au fait, tu devrais penser à déménager : un trois‑pièces, plus grand, dans un quartier sympa… On vend celui‑ci, et Yuri prendra un prêt ! »
Kira sentit son sang se glacer : « Quoi ?! »
« Yuri — il faut te décider. On ne peut plus vivre à l’étroit, surtout si vous envisagez des enfants ! » insista Tatiana.
Cette fois, Kira craqua. Dans la chambre, elle sortit de son coffre-fort le dossier d’achat de l’appartement : acte de donation, compromis de vente, extrait du registre. Elle feuilleta les documents, les doigts tremblants d’indignation. Soudain, Tatiana surgit sans frapper : « J’ai tout organisé ! Demain, visite de l’appart !»
— Non, fit Kira d’une voix posée, sans lever les yeux.
Tatiana resta interdite.
— Yuri ! appela Kira. — Viens, il faut qu’on parle sérieusement.
Yuri entra à reculons, l’air d’un élève convoqué chez le principal. Kira lança le dossier sur le lit : « Ça suffit ! J’ai toléré vos intrusions, vos commentaires sur mon chez‑moi, vos fouilles dans mes affaires et l’usage de mon argent. Cet appartement m’appartient, acheté avant le mariage, avec l’aide financière de ma mère. Voici l’acte de donation. »
Tatiana bondit : « Maintenant, tout se partage ! Même l’appartement ! »
— Faux, répondit Kira en brandissant un autre document : « Nous avons signé un contrat de mariage, y compris une clause de séparation de biens ! »
Yuri pâlit.
« Je pensais que ce n’était qu’un bout de papier ! » marmonna-t‑il, accablé.
— Ce “bout de papier” est ma bouée de sauvetage.
Kira ouvrit ensuite l’armoire, extirpa deux valises : l’une flambant neuve, l’autre usée par le temps.
— Une heure pour faire vos bagages, annonça‑t‑elle d’un ton implacable.
Tatiana hurla : « Tu nous mets à la porte ?! »
— Exactement, répondit Kira. — Plus de cirque. Vous sortez maintenant, ou je fais appel à la police. Les documents sont là, devant vous : si besoin, consultez un avocat.
Yuri tenta d’intervenir, mais ses mots restèrent inaudibles.
— Parle ? Nous discutons depuis trois mois ! coupa Kira. — Maintenant, c’est clair : toi ou ta mère.
Yuri hésita, puis quitta la chambre aux côtés de sa mère, la porte claquant derrière eux comme un couperet.
Kira s’effondra sur le lit, les mains tremblantes, le cœur apaisé d’un calme nouveau. Ce soir‑là, plus de cris, plus de reproches, rien que le silence. Le lendemain, elle se leva seule, prépara son café sans commentaire déplacé, et respira profondément.
Un mois plus tard, elle changea toutes les serrures. Le divorce s’accomplit vite grâce à la clause prénuptiale : Yuri tenta de résister, mais céda sans tarder. Sa mère, elle, repartit chez son mari, déçue de n’avoir pas conservé son “fief”.
Et Kira ? Kira retrouva sa liberté. Dans son appartement, désormais, seules ses règles valaient. Elle venait d’apprendre la leçon la plus précieuse : se respecter, même si cela signifie tout recommencer.