Le ciel s’était affaissé, lourd comme une confession jamais prononcée. Un gris sale noyait l’horizon, et ce voile sombre semblait peser autant sur la terre que sur les épaules de ceux qui se tenaient là, au bord de la fosse encore ouverte. Une neige détrempée tombait sans conviction, s’écrasait sur le cercueil noir comme une pluie de cendre, puis fondait aussitôt en traînées luisantes — des larmes trop pressées pour rester flocons.
Alexandre ne bougeait pas. Les mains enfoncées dans les poches de son manteau, les poings serrés jusqu’à la douleur, il fixait la descente lente du cercueil. La poulie grinçait, chaque cliquetis lui cognant dans la poitrine, comme si on enfonçait un clou dans une porte déjà verrouillée.
Le vent lui fouettait le visage, lui mordait les joues, mais il ne sentait presque rien. Ni froid, ni brûlure. Seulement cette masse, compacte, coincée derrière le sternum — une pierre qui refusait de se dissoudre.
Et soudain, comme si l’amertume devait absolument trouver une sortie, il lâcha d’une voix cassante, avec un sourire qui n’en était pas un :
— Alors… c’est fait ? Vous avez déjà partagé ce qu’elle laisse derrière elle ?
La phrase s’écrasa dans l’air, grotesque et fragile, comme une plaisanterie racontée au milieu d’un incendie.
À côté de lui, Katia — sa fille. Vingt-deux ans, l’âge où l’on est censé tenir debout, et pourtant, en cet instant, elle semblait prête à se briser. Ses yeux étaient rouges, gonflés, son regard fixé sur la terre, sur ce trou qui venait de voler tout l’air du monde. Elle ne tourna même pas la tête vers son père. Son silence, à lui seul, accusait.
Un pas discret crissa sur la neige mouillée.
— Excusez-moi… je peux… lui dire adieu ? demanda une voix basse.
Un vieil homme s’avança. Un fossoyeur, veste matelassée usée, mains craquelées par les saisons. Son visage était une carte de fatigue et de dignité. Il se signa, s’inclina devant le cercueil, murmura quelques mots qu’on ne comprit pas, puis recula, laissant la famille à son vertige.
Katia se retourna d’un coup. Ses larmes avaient laissé place à une colère vive, adulte, tranchante.
— Tu te rends compte de ce que tu dis ?! souffla-t-elle d’abord, puis sa voix monta, tremblante. Elle n’est même pas enterrée, et toi… tu parles d’argent !
Alexandre serra la mâchoire. Sa bouche s’ouvrit, mais rien ne sortit. Il aurait voulu dire : « Je ne sais pas faire autrement. Je suis en train de couler. » Il aurait voulu dire : « J’ai peur de disparaître avec elle. » Mais les mots restèrent coincés, durcis en boule dans sa gorge.
Une rafale fit claquer le ruban de deuil, comme une aile blessée.
Katia essuya sa joue du revers de la main — ce geste qu’elle avait depuis l’enfance quand elle refusait de pleurer devant lui. Puis elle s’éloigna vers les autres proches, sans un regard en arrière.
Et Alexandre se retrouva seul.
Les pelles commencèrent. Le frottement du métal contre la terre. La pluie de mottes sur le bois. Chaque pelletée sonnait comme un coup porté au cœur.
« Lena… pourquoi… » pensa-t-il, les paupières serrées. Mais il n’y eut rien. Pas de réponse. Juste le vent.
L’héritage, à cet instant, lui parut obscène. Appartement, comptes, voiture… tout cela avait la même odeur que la poussière : celle des choses qu’on garde quand on a perdu l’essentiel.
Quand il rentra, la maison ne l’accueillit pas. Elle l’engloutit.
Les pièces semblaient plus grandes, mais vides d’air. Comme si on avait aspiré la chaleur, la lumière, la présence. La robe de chambre de Lena pendait encore au crochet, docile, comme si elle allait revenir s’y glisser. Sur la table de nuit, une bouteille d’eau à moitié vide. Sur un fauteuil, un recueil ouvert — Akhmatova, son nom lui brûla la mémoire. Tout, absolument tout, criait : « Elle était là. »
Katia était partie juste après l’enterrement. Sans adieu. Sans fermer la porte.
« Elle a raison, » se dit-il en versant un verre. La vodka brûla sa gorge, et cette brûlure-là, au moins, répondait au silence.
Puis la sonnette retentit.
Un son sec, inattendu, comme un intrus dans une pièce déjà trop pleine de fantômes.
— Qui c’est ?! grogna-t-il sans bouger.
— Alexandre Viktorovitch. Ouvrez.
La voix était connue. Nettoyée de toute émotion. Professionnelle.
Il finit par ouvrir, titubant légèrement.
Sergueï, leur avocat. Manteau sombre, visage fermé, une liasse de papiers sous le bras.
— Vous ne répondiez pas. Il faut régler la succession.
Alexandre eut un rire nerveux, cassé.
— La succession… comme si elle n’avait été qu’un dossier.
Sergueï ne répliqua pas. Il tendit une enveloppe cachetée.
— Le testament.
Le papier craqua quand Alexandre le déchira, comme une feuille morte sous une botte.
Il lut.
Tout revenait à Katia. Appartement, comptes, voiture.
Et pour lui… des livres. Des photos. Quelques objets.
Au bas, une phrase courte, qui lui fit l’effet d’un coup :
« Pardonne-moi. »
Il releva la tête, hébété.
— C’est… sérieux ?
— Elle l’a signé il y a un mois. Elle était lucide. Tout était clair.
Alexandre froissa la feuille, comme s’il voulait écraser la réalité entre ses doigts.
— Même morte… elle a décidé que je ne méritais rien.
— Vous pouvez contester, dit Sergueï après un silence. Mais… elle a demandé que vous ne le fassiez pas.
Le mot « demandé » le traversa comme une lame. Il entendit presque sa voix. Fatiguée, chaude, obstinément tendre.
« Sacha… ne fais pas ça. »
Il se vit dans la cuisine, des années plus tôt, lui promettant qu’il serait un mari solide. Et soudain, il comprit à quel point il avait souvent échoué.
— Très bien, souffla-t-il. Qu’elle garde tout.
Sergueï hocha la tête, se retourna, partit.
Quand la porte se referma, la maison sembla respirer encore moins.
Les jours passèrent. Ou les semaines. Alexandre ne sut plus. Le temps devenait une boue épaisse où l’on s’enfonce sans repères. Les bouteilles vides s’alignaient sur le plan de travail comme une armée silencieuse.
Un soir — ou un matin — on frappa. Fort. Insistant. Puis la porte, mal verrouillée, céda.
Katia entra.
Elle s’arrêta net, balaya la pièce du regard, inspira l’odeur d’alcool, de renoncement.
— Tu tiens encore debout ? lança-t-elle d’un ton dur, mais avec une inquiétude mal cachée.
Alexandre leva des yeux rougis.
— À ma grande surprise, oui.
Elle s’avança, posa son sac.
— Je viens récupérer les affaires de maman.
— Prends. Tout. C’est toi qui as hérité, non ?
Katia le fixa.
— Et toi, tu veux vraiment rien ?
Il eut un haussement d’épaule, amer.
— Les livres et les photos… c’est pas un héritage. C’est une punition.
Elle s’approcha. Ses doigts se posèrent sur son épaule, fermes.
— Papa.
Le mot le figea. Elle ne l’appelait plus comme ça depuis des années. Depuis qu’il s’était mis à s’éteindre sans prévenir.
— Elle ne voulait pas que tu te laisses mourir.
— Tu sais ça comment ?
Katia fouilla dans son sac et sortit un papier plié, froissé par les mains.
— Elle me l’a laissé. Pour toi.
Alexandre déplia, la respiration coupée.
Quelques lignes.
Une écriture familière.
« Sacha… je sais que tu souffres. Mais arrête. Pour Katia. Pour toi. Je vous aime. »
Sa vue se brouilla. Il ne sentit pas les larmes arriver, mais elles coulèrent, brûlantes, incontrôlables.
Katia le prit dans ses bras. Fort. Comme on retient quelqu’un au bord d’un précipice.
— Ça suffit, dit-elle doucement. On respire. On vit. D’accord ?
Il ferma les yeux. Et pour la première fois depuis longtemps, il inspira vraiment.
Les mois roulèrent. Lentement, douloureusement, mais avec des jours où le silence cessait d’être une torture et redevenait un simple calme.
Un matin, ils revinrent ensemble au cimetière. Le sol n’était plus gelé, la neige avait disparu, mais le vent gardait ce mordant qui nettoie les pensées.
Alexandre tenait un bouquet de roses blanches.
— Tu les aimais, murmura-t-il devant la pierre.
Katia resta près de lui.
— Elle m’a raconté que tu lui en avais offert au premier rendez-vous.
Il esquissa un sourire triste.
— Elle disait que c’était cliché… mais elle en avait fait sécher une dans un livre.
— Dans “Anna Karénine”, répondit Katia. Je l’ai retrouvée.
Alexandre tourna la tête vers sa fille. Dans ses yeux, il vit quelque chose qu’il croyait perdu : une forme de paix, fragile, mais réelle.
— Katia… pardonne-moi.
Elle secoua la tête.
— Ce n’est pas moi que tu dois convaincre.
Il posa les roses au pied de la pierre, comme on dépose une promesse.
Ils repartirent vers la voiture, silencieux. Mais ce silence-là n’était plus un gouffre. C’était un passage.
Katia s’arrêta.
— Il y a autre chose.
Elle sortit un cahier bleu, usé aux coins.
— Le journal de maman. Elle a écrit pour toi.
Alexandre le prit avec précaution, comme on prend quelque chose de vivant.
— Tu l’as lu ?
— Un peu… Il y a des pages qui te sont destinées.
Il ouvrit au hasard.
Quelques lignes sautèrent à ses yeux : des aveux, des inquiétudes, un amour têtu qui s’accrochait malgré tout. Il referma brusquement, la gorge serrée.
— Pas maintenant… je n’y arrive pas.
Katia posa sa main sur la couverture.
— Un jour. Mais retiens au moins ça : elle t’aimait. Jusqu’au dernier souffle.
Au loin, des corneilles crièrent, annonçant un changement de saison.
Alexandre inspira, serra le cahier contre lui et, pour la première fois depuis la mort de Lena, prononça ce mot sans qu’il sonne vide :
— Rentrons… à la maison.