Le lendemain matin, Richard Hayes fit quelque chose qu’il ne faisait jamais : au lieu d’ordonner à son chauffeur de le déposer directement devant sa tour de verre à Manhattan, il lui demanda de prendre la direction du Queens, vers ce même trottoir où il avait aperçu la veille la jeune vendeuse au collier familier.
Elle était déjà là, en train d’aligner soigneusement ses produits bon marché sur une petite table en plastique branlante. Lorsqu’elle le vit s’approcher, ses yeux s’écarquillèrent de surprise.
— « Vous… vous êtes revenu », dit-elle avec méfiance.
— « Oui », répondit Richard, la voix plus douce que la veille. « Je voulais te parler… de ta mère. »
Les doigts de la jeune fille se portèrent instinctivement à son pendentif, comme pour le protéger.
— « Pourquoi ça vous intéresse ? » demanda-t-elle, sur la défensive.
Richard prit une grande inspiration, cherchant ses mots.
— « Parce que je l’ai connue, il y a longtemps », répondit-il. « Je m’appelle Richard Hayes. Et toi, comment tu t’appelles ? »
— « Lily. Lily Moore. »
Le nom de famille lui coupa le souffle.
Moore.
Elena Moore.
Ainsi, elle n’avait pas pris le nom d’un autre homme. Ou bien leur fille avait gardé celui de sa mère. Dans tous les cas, cela réveillait un espoir qu’il n’osait plus se permettre.
— « Ta mère… est-ce qu’elle est toujours en vie ? » demanda-t-il avec prudence.
Lily hocha la tête, mais ses traits se fermèrent aussitôt.
— « Oui. Mais elle est très malade. Elle ne peut plus travailler depuis des mois. C’est pour ça que je vends ici. »
Une vague de culpabilité le submergea. L’image qu’il gardait d’Elena — une femme forte, fière, indépendante — se brisait sous le poids de cette réalité. Il aurait voulu poser mille questions, mais craignait de la brusquer. Alors, comme la veille, il sortit son portefeuille, acheta tout ce qui se trouvait sur la table, puis demanda doucement :
— « Où est-ce que tu habites, Lily ? »
Elle le fixa longuement, comme si elle essayait de deviner ses intentions derrière son costume parfaitement coupé.
— « Pourquoi je vous le dirais ? »
Richard s’accroupit pour se retrouver à son niveau, adoucissant encore le ton.
— « Parce que si ta mère s’appelle Elena Moore, alors… elle a compté énormément pour moi. Je veux juste savoir si elle va bien. »
Le regard de Lily resta sur ses gardes, mais quelque chose, dans les yeux fatigués de Richard, la toucha. Après une hésitation, elle sortit un petit bout de papier, griffonna une adresse et le lui tendit.
— « Ne lui faites pas de mal », dit-elle simplement.
Ce soir-là, Richard se présenta lui-même à l’adresse indiquée, dans un vieil immeuble du Queens. Rien à voir avec le marbre et le verre de son penthouse surplombant Central Park. Les murs du couloir étaient jaunis par le temps, l’odeur d’humidité flottait dans l’air, et la peinture s’écaillait par endroits. Le cœur battant, il frappa à la porte.
Quand celle-ci s’ouvrit, le passé lui revint en plein visage.
Elena se tenait là.
Elle était plus mince qu’autrefois, marquée par la fatigue, mais ses yeux gardaient cette lueur vive qu’il n’avait jamais oubliée. Pendant quelques secondes, aucun des deux ne parla.
— « Richard ? » souffla-t-elle, comme si elle doutait de ce qu’elle voyait.
— « Bonjour, Elena », dit-il doucement. « J’ai… vu Lily. »
Son expression se referma instantanément.
— « Tu ne devrais pas être là », répondit-elle d’un ton froid.
— « Il le fallait », insista-t-il. « Quand j’ai vu le collier autour de son cou… j’ai compris qu’elle ne pouvait être que ta fille. »
Les yeux d’Elena se voilèrent de douleur et de colère.
— « Elle est ma fille », répliqua-t-elle. « Et elle est tout ce que j’ai. »
La voix de Richard se brisa légèrement.
— « Est-ce qu’elle est… la mienne aussi ? »
Un silence lourd s’abattit entre eux. Puis Elena secoua lentement la tête.
— « Non. Tu n’as pas le droit de poser cette question maintenant », dit-elle. « Tu as choisi ton empire au lieu de moi, Richard. Ne fais pas semblant de t’intéresser à nous aujourd’hui. »
Ses mots le transpercèrent. Pourtant, lorsqu’il aperçut Lily derrière elle, dans le petit salon, en train de plier du linge sur une chaise bancale en fredonnant, il sut que ce face-à-face ne faisait que commencer.
La discussion s’étira jusque tard dans la soirée. Elena finit par le laisser entrer, surtout parce que Lily insista. Richard s’assit sur un vieux canapé affaissé, contrastant presque ridiculement avec son costume coûteux. Elena servit du thé dans des tasses ébréchées, ses gestes mesurés, méfiants.
Il tenta de raconter sa version de l’histoire : comment, à l’époque, il avait tout misé sur sa carrière, persuadé qu’il devait choisir entre l’amour et l’ambition ; comment il s’était convaincu qu’Elena serait plus heureuse sans lui, qu’elle méritait une vie plus simple, plus stable. Mais plus il parlait, plus il voyait la déception se creuser sur le visage de la jeune femme.
— « Tu ne comprends toujours pas », dit-elle finalement. « Je ne t’ai jamais demandé ton argent. Ni tes voitures, ni tes villas. Tout ce que je voulais, c’était que tu restes. Mais tu es parti. Alors j’ai appris à me débrouiller seule. »
Il baissa les yeux, honteux.
— « Et pour Lily ? » demanda-t-il dans un souffle.
— « Elle n’est pas ta fille », répéta Elena. « Mais elle sait qui tu es. Elle sait que tu es l’homme qui m’a offert ce collier. Quand elle était petite, elle demandait parfois qui tu étais. Je lui ai dit que tu appartenais à un autre monde. »
La gorge de Richard se noua.
— « La voir là-bas, dans la rue… m’a fait réaliser tout ce que j’ai laissé derrière moi », avoua-t-il. « Elena, je regrette tellement de t’avoir abandonnée. »
Son regard se radoucit à peine, comme si une minuscule fissure apparaissait dans l’armure qu’elle s’était construite.
— « Le regret ne remplit pas le frigo », répondit-elle doucement. « Il ne paie pas les médicaments. Je suis malade depuis des mois. Je n’arrive plus à tenir un emploi. Voilà pourquoi Lily se gèle sur un trottoir à vendre des broutilles. »
Ses paroles lui tombèrent dessus comme une masse.
Lui, l’homme habitué aux chiffres à neuf zéros, se retrouvait face à une réalité qu’il n’avait jamais voulu voir.
— « Laisse-moi vous aider », dit-il finalement. « Pas pour me donner bonne conscience, mais parce que je te dois au moins ça. Laisse-moi payer tes traitements. Et je veux que Lily puisse aller à l’école comme toutes les autres filles de son âge. »
Elena resta silencieuse, son orgueil combattant la situation implacable. Après un long moment, elle finit par acquiescer.
— « D’accord », dit-elle. « Pour Lily, j’accepte. Mais ne crois pas que cela efface toutes ces années. Tu nous as laissées nous débrouiller seules. Ça, l’argent ne le changera jamais. »
Richard hocha la tête. Il n’avait aucun argument à opposer.
Les semaines suivantes, il mit en place des soins dans une clinique privée pour Elena. Il assura à Lily une bonne scolarité, lui promettant qu’elle n’aurait plus jamais à rester dehors dans le froid pour gagner quelques dollars.
Mais plus il donnait, plus il mesurait que ses milliards n’étaient qu’un pansement sur une blessure ancienne. Elena restait courtoise, mais gardait ses distances, comme si elle refusait qu’il occupe à nouveau trop d’espace dans sa vie. Lily, en revanche, se laissait peu à peu apprivoiser. Elle riait parfois de ses maladresses, posait des questions sur son travail, sur la ville, sur le monde qu’elle ne connaissait que de loin.
Un soir, alors qu’il les raccompagnait, Lily glissa sa main dans la sienne.
— « Vous savez… même si vous n’êtes pas mon père… » dit-elle avec un léger sourire, « je crois que vous pourriez quand même faire partie de notre famille. »
La phrase lui serra le cœur.
Richard comprit alors qu’il ne pourrait jamais revenir en arrière, ni réécrire l’histoire. Mais peut-être pouvait-il enfin cesser de fuir.
Grâce à Lily, il avait reçu une dernière chance : pas celle de récupérer l’amour qu’il avait perdu, mais celle de l’honorer autrement, en étant enfin présent pour celles qu’il avait trop longtemps regardées de loin.
Ce soir-là, en quittant l’immeuble du Queens, Richard Hayes se rendit compte qu’il possédait quelque chose qu’aucun de ses comptes bancaires ne pouvait acheter : la possibilité fragile, douloureuse et précieuse de réparer un peu — et de trouver, enfin, sa place auprès de quelqu’un.