Cela fait dix ans que je porte une blouse blanche dans cet hôpital. J’ai vu défiler des centaines de patients, des familles brisées, des miracles inattendus… Mais ce couple-là, je ne l’oublierai jamais.
Nous avions une patiente d’environ soixante-dix ans. Pour les médecins, le verdict était sans appel : il lui restait tout au plus un mois, peut-être moins. Malgré cela, elle accueillait chaque journée comme un cadeau. Toujours souriante, elle plaisantait avec le personnel, partageait des bonbons avec les autres malades et trouvait encore la force de remonter le moral de ceux qui allaient pourtant mieux qu’elle.
Ce qui intriguait tout le monde, c’était ce visiteur qui apparaissait chaque jour à la même heure. Un homme de son âge, toujours avec un bouquet différent à la main. Un jour des roses, un autre des marguerites, puis des tulipes… À chaque fois qu’elle le voyait entrer, la vieille dame s’illuminait. Ses yeux brillaient comme ceux d’une jeune fille, elle prenait les fleurs avec une délicatesse infinie et le remerciait avec un sourire radieux.
Lui, en revanche, ne s’attardait jamais. Il déposait le bouquet, échangeait quelques phrases douces avec elle, puis repartait presque aussitôt, comme s’il ne voulait pas déranger plus longtemps.
Un jour, ma curiosité a pris le dessus. Je l’ai intercepté à la sortie de la chambre :
— Excusez-moi… Pourquoi apportez-vous des fleurs tous les jours ? Nous savons que vous n’êtes pas son mari.
Il a fermé les yeux un instant, puis a laissé échapper un long soupir. Quand il les a rouverts, ils étaient embués de larmes.
— Non, en effet, je ne suis pas son mari. J’ai ma propre épouse, chez moi. Mais je le fais pour lui. Je n’ai pas le choix.
— Pour lui ? ai-je répété, surpris. Que voulez-vous dire ?
Alors il m’a raconté une histoire qui m’a donné des frissons.
Il m’a expliqué qu’il était le vieil ami du mari de la patiente. Son ami, lui aussi hospitalisé, dans un autre établissement, ne pouvait plus quitter son lit. Toute sa vie, cet homme avait eu un rituel : offrir des fleurs à sa femme, sans occasion particulière, juste pour la voir sourire. Il disait souvent que rien au monde n’était plus beau que ce sourire-là.
Maintenant qu’il était cloué au lit, incapable de se déplacer, il avait demandé à son ami de prendre le relais. D’être ses jambes, ses mains… et de continuer à apporter des fleurs à sa femme, pour qu’elle ne doute jamais de son amour. Et son ami honorait cette promesse, jour après jour, bouquet après bouquet.
En l’écoutant, j’ai senti ma gorge se nouer. Il y avait dans cette fidélité quelque chose de bouleversant. J’en ai parlé au médecin-chef, et très rapidement, nous avons tout fait pour organiser le transfert du mari vers notre hôpital. Après quelques démarches, nous avons réussi.
Nous les avons finalement installés dans la même chambre.
À partir de ce moment-là, plus besoin d’intermédiaire. Ils étaient de nouveau côte à côte, leurs lits l’un près de l’autre. Ils se tenaient la main, échangeaient des regards complices, se parlaient longuement. L’ami n’avait plus à venir chaque jour avec des bouquets : le mari, lui, pouvait enfin contempler en personne le sourire pour lequel il avait fait offrir toutes ces fleurs.
La grand-mère nous a quittés peu de temps après. Mais ses derniers jours n’ont pas été remplis de machines ni de solitude : ils l’ont été d’amour, d’attention, de tendresse et d’une loyauté qui ne s’est pas laissée vaincre ni par la maladie ni par le temps.
Cette histoire est gravée en moi à jamais. Elle me rappelle, chaque fois que je franchis les portes de l’hôpital, qu’au-delà des diagnostics et des pronostics, il existe quelque chose que la médecine ne peut mesurer : la force du véritable amour.