Le vieux bateau de pêche tanguait doucement sur les vagues, ancré dans le port comme chaque soir. Lucas, âgé de 54 ans, avait les mains rugueuses, usées par les années de travail. Même si l’arthrite gagnait chaque articulation, il n’avait jamais perdu la précision de ses gestes, forgée par des décennies de pêche solitaire.
Dans sa petite maison, à l’extérieur du village, le silence régnait, une mélancolie pesante l’envahissant depuis la disparition de Maria. Ses journées étaient devenues une série de gestes automatiques. Plus de rires d’enfants, plus de bras réconfortants, seulement le vide laissé par la femme qu’il avait aimée et perdue.
“Bonsoir, Lucas !” cria Tom depuis son perron, brisant le silence. “Belle prise aujourd’hui ?”
“Juste assez”, répondit Lucas en soulevant son panier de poissons. “Les poissons ne sont jamais aussi seuls que nous, hein ?”
“Tu devrais vraiment avoir un chien”, lança Tom en souriant, comme il le faisait chaque fois qu’ils se croisaient. “Ta cabane a besoin de vie.”
Lucas sourit poliment, mais ne répondit pas. Maria avait toujours voulu un chien, et ce n’était pas quelque chose qu’il pouvait envisager, pas après tout ce qu’ils avaient partagé.
Alors qu’il s’installait dans son fauteuil, le crépitement du feu dans la cheminée, il repensa à la journée : arroser les tomates, nourrir les poules, puis marcher jusqu’à son bateau pour une journée de pêche. Une routine qui lui apportait une forme de tranquillité, mais qui n’effaçait jamais la solitude.
Il fixa la photo de Maria sur le manteau de la cheminée. “J’aurais dû t’écouter, quand tu voulais des enfants”, murmura-t-il. “On disait toujours qu’on avait le temps… et voilà, je te parle comme si tu pouvais répondre.”
Un cri lointain, faible mais distinct, fit écho dans la pièce, brisant ses pensées. Un frisson lui parcourut l’échine. Il tendit l’oreille, écoutant. Il n’était pas sûr de ce qu’il avait entendu, mais un autre cri suivit, plus net cette fois-ci.
Ses articulations protestèrent lorsqu’il se leva lentement, se dirigeant vers la porte. Le bois du perron craqua sous ses pas alors qu’il scrutait la nuit noire. Un autre cri, cette fois-ci plus proche.
“Il y a quelqu’un ?” appela-t-il, mais la réponse fut le silence, lourd et froid.
Puis il le vit. Un panier en osier posé sur le pas de la porte. Les couvertures bougeaient doucement, comme si quelque chose vivait à l’intérieur. En s’agenouillant, il aperçut de petits doigts qui s’étiraient vers lui, cherchant désespérément une chaleur contre le froid de la nuit.
“Mon Dieu”, murmura Lucas, rassemblant délicatement le paquet dans ses bras. Un bébé, à peine quelques mois, le regardait de ses grands yeux curieux.
“Tu viens d’où, petit ?” Il scruta la rue déserte, mais la personne qui avait laissé ce précieux colis était déjà loin, ne laissant derrière elle qu’un mot dans le panier :
“Ne me cherchez pas. Prenez soin de lui, s’il vous plaît. Aimez-le comme si c’était le vôtre. Merci et au revoir.”
Le bébé poussa un léger cri, et Lucas ressentit une chaleur s’emparer de son cœur, une émotion qu’il n’avait pas ressentie depuis la perte de Maria.
“Chut, tout va bien”, murmura-t-il en berçant tendrement l’enfant contre lui. “Allons te réchauffer.” Puis, en levant les yeux vers le ciel, il ajouta doucement : “Maria, je crois que tu as peut-être eu ta part dans tout ça. Tu disais toujours que les miracles arrivent quand on ne les attend plus.”
À l’intérieur, Lucas enveloppa l’enfant dans une vieille couverture de Maria, ses motifs fanés mais encore doux au toucher, même après toutes ces années. Le bébé, calmé par les bras réconfortants de Lucas, cessa de pleurer et se mit à gazouiller, tout en observant son sauveur avec une attention curieuse. Lucas se dirigea vers la cuisinière pour réchauffer un peu de lait, se rappelant comment la fille du vieux Tom nourrissait ses propres enfants.
“Tu as besoin d’un nom, petit”, murmura Lucas en testant la température du lait sur son poignet. Les petits doigts du bébé se replièrent sur son pouce rugueux, avec une force surprenante. “Une prise ferme, comme un pêcheur.”
Le bébé émit un petit gargouillement, ses yeux toujours fixés sur le visage de Lucas, un sourire se dessinant peu à peu. Une larme roula sur la joue de Lucas en se souvenant des paroles de Maria : “L’amour d’un enfant est la chose la plus pure de ce monde.”
“Matias”, dit-il doucement, le nom lui venant naturellement, comme un écho du passé. C’était le nom du père de Maria, un nom noble pour un garçon. “Qu’en dis-tu, petit ? Matias te conviendrait-il ?”
Le bébé répondit par un nouveau gazouillis, comme s’il approuvait le choix. Lucas sentit son cœur fondre complètement.
“Alors, c’est décidé. Tu seras mon fils, Matias. Je n’ai peut-être pas grand-chose, mais tout ce que j’ai est à toi. Ensemble, nous trouverons une solution.”
Cette nuit-là, Lucas fabriqua un berceau de fortune avec une vieille caisse en bois qu’il garnit de couvertures douces. Il la plaça près de son propre lit, ne supportant pas l’idée que le bébé soit seul dans une autre pièce.
Alors que la lumière de la lune filtrait par la fenêtre, il observa la poitrine de Matias se soulever et s’abaisser paisiblement.
“Je te le promets,” murmura-t-il en caressant doucement la joue du bébé, “je serai le père que tu mérites.”
Le bébé dormait profondément, sa petite main encore serrée autour du doigt de Lucas, comme s’il savait déjà qu’il était chez lui.
Les années passèrent, emportées comme des feuilles par le vent.
Le jardin s’épanouissait, nourri par le rire joyeux de Matias. Chaque matin, Lucas se levait pour découvrir Matias déjà dans le jardin, parlant aux poules et les nourrissant.
“Bonjour, Papa !” lançait Matias joyeusement. “Rosa a pondu deux œufs aujourd’hui. C’est ta préférée, non ?”
“Tout comme toi, mon fils préféré,” répondait Lucas avec un sourire.
“Je suis ton seul fils,” riait Matias, son rire réchauffant le cœur de Lucas plus que tout soleil d’été.
Un matin, alors qu’ils travaillaient ensemble dans le jardin, Matias leva soudainement les yeux. “Papa ? Tu te souviens quand tu m’as parlé de ma découverte ?”
Les mains de Lucas se figèrent sur les vignes de tomates. “Bien sûr.”
“Est-ce que… est-ce que tu as déjà regretté ? Que quelqu’un m’ait laissé ici ?”
Lucas attira son fils contre lui, ses mains pleines de terre, les serrant dans ses bras. “Matias, tu n’as pas été abandonné ici. Tu m’as été offert. Le plus grand cadeau que j’aie jamais reçu.”
“Encore plus grand que quand maman a dit oui pour t’épouser ?” demanda Matias, la voix étouffée contre la chemise de Lucas.
“Elle t’aurait aimé jusqu’à la lune et au-delà,” répondit Lucas, la voix brisée par l’émotion. “Parfois, je vois sa douceur dans la façon dont tu prends soin de ces plantes. Elle était comme toi.”
Chaque matin, Lucas observait son fils dévorer son petit-déjeuner avant de partir pour l’école, émerveillé de voir ce bébé abandonné devenir un jeune homme plein de vie. Les yeux de Matias, autrefois mystérieux cette première nuit, brillaient désormais d’intelligence et de malice.